samedi 3 avril 2010

Des bateaux pour mémoire


C'est l'histoire d'un jeune lieutenant de marine, François-Edmond Pâris, élevé à la rigueur de l'école navale, adolescent brillant, doué en mathématiques, mais qui n'aimait ni les jeux de cartes ni les ambiances enivrées des tavernes. Aux escales, il préférait en toute quiétude s'adonner à la passion de sa vie : le dessin, un talent hérité de sa mère, une fille d'armateur brestois, un peu artiste. Son oeil de marin fit le reste. Il décida d'immortaliser les bateaux qu'il découvrait au fil de ses voyages en mer, intrigué par leur forme, leur matériau et leur usage. Son coup de pinceau fit des miracles et une oeuvre scientifique.

Depuis le 10 mars (et jusqu'au 19 septembre), le Musée national de la marine à Paris, rend hommage à cet honnête homme du XIXe siècle avec l'exposition intitulée "Tous les bateaux du monde". Une collection magnifique de dessins, de croquis, de maquettes, d'aquarelles qu'il fallut deux ans pour rassembler, comme l'explique Alain Niderlinder, conservateur-adjoint au Musée de la marine.

Ce trésor patrimonial fait de l'amiral Pâris, né en 1806 et mort en 1893, le fondateur de l'ethnographie nautique. L'ouvrage qu'il publie en 1843, Essai sur la construction navale des peuples extra-européens, reste une bible pour les scientifiques qui se réclament aujourd'hui de son école. "Pâris aurait pu se contenter de décrire les bateaux d'Arabie, d'Inde, de Chine, de Polynésie, par de simples croquis techniques, explique Eric Rieth, directeur de recherche au CNRS et membre du comité scientifique de l'exposition, mais il perçoit très vite que le bateau est aussi un objet social, en symbiose avec son environnement naturel, économique et culturel. Bref, que le bateau, c'est aussi et surtout des hommes."

Par chance, le militaire qui exigeait que chez lui on parle anglais, afin que ses deux fils, des marins eux aussi, s'ouvrent sur l'ailleurs, sait aussi écrire. Il annote ses dessins, décrit, analyse, compare... "C'est un chercheur de terrain, dans la droite ligne de l'anthropologie sociale, poursuit M. Rieth. Pour lui, les bateaux extra-européens, ceux de ces peuples de "sauvages" ou de "naturels", selon le vocabulaire du XIXe siècle, sont susceptibles d'être des sujets d'histoire au même titre que les édifices civils, militaires et surtout religieux."

Quand il embarque comme hydrographe en 1826 pour sa première circumnavigation de trois ans - il fera deux autres tours du monde - à bord de l'Astrolabe, le jeune officier de marine est remarqué par son commandant, Dumont d'Urville, qui l'encourage à dessiner. La mission s'inscrit encore dans l'esprit des voyages d'exploration du XVIIIe siècle, même s'il s'agit aussi d'aller agiter le pavillon français le long des côtes d'Afrique et d'Asie. C'est lors de cette expédition que le projet scientifique de Pâris commence à prendre forme. L'ethnocentrisme le rebute. Cet humaniste sent le besoin d'éclairer et de transmettre : "Notre époque de progrès sera peut-être accusée plus tard d'avoir été égoïste et d'avoir laissé perdre ce qui ne servait pas à ses plaisirs ou à son utilité directe", écrira-t-il. Certains lui reprocheront de ne pas avoir pu totalement se détacher de la pensée - et de la conquête - coloniale de l'époque, cédant pour les Africains, qu'il n'aime pas, aux clichés de l'anthropologie raciale. Mais son empathie pour les autres populations autochtones est réelle.

Un événement le marque particulièrement. Admirateur de James Cook, le célèbre explorateur britannique du XVIIIe siècle, il a dévoré ses récits de voyage en Polynésie et ses descriptions des pirogues des chefs tahitiens, notamment celle du roi O-Too, d'une architecture très sophistiquée. Un bâtiment de guerre entièrement cousu à la main, de plus de 30 mètres de long, propulsé par 144 pagayeurs. Quand il débarque à Papeete en 1839, lors de son troisième tour du monde à bord de l'Artémise, une frégate commandée par Laplace, il n'en retrouve aucune trace. Beaucoup de villages sont déserts, les hangars sont vides... "Cette pirogue était exceptionnelle, raconte Hélène Guiot, ethno-archéologue, rattachée à l'unité mixte de recherche (UMR) d'Archéologies et sciences de l'antiquité (ArScAn). Mais comme beaucoup d'autres, sa destruction a été ordonnée par les missionnaires catholiques et protestants, obsédés par l'éradication des objets associés aux rituels paganistes. Les idoles devaient être brûlées."

La scientifique raconte les offrandes consacrées à tous les dieux tutélaires, protecteurs de l'embarcation. Les esprits des charpentiers de marine, par exemple, pour les remercier du choix des bois, souple pour les traverses, dense pour l'étrave. Elle décrit comment les déportations et les interdictions de voyager - pour mieux surveiller les populations à convertir - ont conduit à la perte de la connaissance du ciel et de ses étoiles, donc de la navigation.

Lors de l'escale polynésienne, Pâris comprend, pour reprendre les mots du navigateur Titouan Lamazou, préfacier de l'ouvrage consacré à l'exposition (Tous les bateaux du monde, éditions Chasse-marée-Glénat, 208 p., 39 euros), que "ses craintes sur la désinvolture de notre civilisation de progrès sont fondées". Dès son retour en France, il poursuit l'écriture de son Essai. Il le fait avec d'autant plus d'empressement que l'état-major de la marine, également impressionné par l'excellence de sa formation d'ingénieur, lui confie la mission de développer la propulsion à vapeur, ce qui lui vaudra le surnom "d'Amiral des mécaniciens". L'univers de la voile est définitivement menacé. Les clippers vont bientôt céder la place aux cargos. Quand il quitte le service actif en 1871 pour devenir conservateur du Musée naval du palais du Louvre, il met la dernière main à son oeuvre. Et fait réaliser à partir de ses observations, des dizaines de maquettes, du boutre arabe au chelingue de Pondichéry. La mémoire de la mer est préservée.

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