jeudi 18 mars 2010

La bouffe de chez nous


Que vaut-il mieux manger? Une pomme du Québec qui a fréquenté les pesticides? Ou un pamplemousse biologique du bout du monde qui a voyagé en avion, provoquant l'émission de gaz polluants? Notre journaliste a enquêté.

Quand j’ai décidé de faire mon épicerie en n’achetant que des produits du Québec, j’ai d’abord craint d’être condamné à la pomme McIntosh et à l’eau du fleuve. Erreur. J’ai plutôt rempli mes sacs avec du poulet de Baie-Saint-Paul, du canard de Saint-Louis-de-Gonzague, des œufs de Saint-Germain-de-Grantham, du veau de Saint-Pierre-Baptiste et du cheddar de Saint-Prime. J’y ai aussi mis du chou, du navet, des champignons et des carottes, de la farine de sarrasin de Saint-Roch-de-l’Achigan, de la gelée de pommes de Saint-Joseph-du-Lac, du sucre d’érable de La Présentation et des flocons d’avoine de Milan, en Estrie…

Pendant une semaine, je n’ai donc mangé que des aliments issus des cultures et des élevages locaux. Je me suis fort bien nourri. Et en prime, j’ai perdu deux kilos !

Non, je ne suis pas un ayatollah du terroir québécois. Et mon expérience n’était pas d’ordre gastronomique ni diététique. J’avais simplement pour mission d’expérimenter la tendance de l’heure en consommation : l’alimentation locale.

Au cours des dernières années, l’alimentation n’a pas été épargnée par les interdits. Le sucre, le gras, les hydrates de carbone, la viande rouge, le sel, les huiles hydrogénées ont tour à tour été mis à l’index par les gourous du « manger mieux ». Et voilà que des environnementalistes se mettent de la partie. Dorénavant, disent-ils, il faudrait éviter les aliments importés, dont le transport génère une part considérable des émissions de gaz à effet de serre. Manger « local », insistent-ils, permettrait de réduire la distance que parcourent les aliments entre le champ et l’assiette — ce qu’on appelle les « food miles », ou « kilomètres alimentaires ». Ils sont même prêts à tourner le dos aux denrées bio si elles ne sont pas produites localement !

Pendant ma semaine d’alimentation locale, par exemple, tout ce que j’ai avalé n’a franchi en moyenne que 112 km avant d’atterrir dans mon assiette. Un bon bilan de food miles. Mais il faut aussi être conséquent, prévient Claude Villeneuve, titulaire de la chaire en éco-conseil sur le développement durable de l’Université du Québec à Chicoutimi. « Si, par conscience environnementale, quelqu’un fait 40 km dans son VUS pour aller s’approvisionner en carottes chez un producteur local, dit-il, il ferait mieux d’acheter des carottes de n’importe où dans le monde à l’épicerie du coin. »

Aux États-Unis et sur la côte ouest du Canada, le mouvement de l’alimentation locale fait de plus en plus d’adeptes. L’an dernier, un couple de Colombie-Britannique a même passé 12 mois à ne consommer que des aliments cultivés ou élevés dans un rayon de 160 km — ou 100 milles — de leur domicile. Ils en ont tiré un livre : The 100 Mile Diet : A Year of Local Eating (Random House). Un résidant du Vermont, dans le nord-est des États-Unis, s’est astreint au même régime pendant tout un hiver. Aux universités Stanford et de Berkeley, ainsi qu’aux sièges sociaux de Google, Oracle et Yahoo!, en Californie, certaines des cafétérias ne servent plus que des aliments produits à l’intérieur d’un rayon de 240 km.

Le mouvement ne vise pas seulement la réduction des gaz à effet de serre. Il poursuit aussi un objectif économique et communautaire. Il tente en effet de soutenir l’agriculture locale, en encourageant les petits producteurs, qui doivent concurrencer les géants mondiaux de l’agroalimentaire.

Au Québec, l’idée de l’alimentation locale est encore récente, « mais elle fait lentement son chemin », selon la nutritionniste Gale West, professeure de science de la consommation à l’Université Laval. « Ça bouge », confirme Michael Brophy, 28 ans, fondateur du groupe Aliments d’ici, qui milite en faveur de l’alimentation locale parce qu’elle permet entre autres de « savoir d’où viennent les aliments » et de s’assurer qu’ils sont libres de certains pesticides interdits au Canada, comme le DDT. Début avril, à Montréal, une soixantaine de personnes, la plupart âgées de moins de 30 ans, ont participé à l’activité « Vivre à l’échelle locale », dont l’objectif était de promouvoir l’achat de produits locaux. Un mois plus tôt, une centaine d’autres avaient consacré une fin de semaine à des ateliers et à des conférences sur la « souveraineté alimentaire » — courant social prônant le maintien d’une agriculture locale destinée en priorité à alimenter les marchés régionaux et nationaux.
C’est déjà chose faite au Marché de solidarité régionale de Sherbrooke, que dirige Étienne Doyon. La majorité des aliments qu’il offre à sa clientèle proviennent de fermes situées dans un rayon de 25 km de la capitale estrienne. « Nous voulons d’abord soutenir notre économie rurale », dit-il. L’an dernier, ce marché a vendu pour 225 000 dollars de produits de l’Estrie. Le jeune homme à la longue chevelure rousse explique que son marché est fondé sur des principes qui s’inspirent du gros bon sens. « Pourquoi importer des pommes du Chili, de Nouvelle-Zélande ou des États-Unis quand on en produit d’excellentes à deux pas de chez nous ? » dit-il.

À première vue, la situation peut en effet paraître aberrante. Mais l’industrie agroalimentaire québécoise repose sur un constant équilibre entre les importations et les exportations. Selon Bernard Decaluwé, professeur d’économie internationale à l’Université Laval, limiter nos importations serait non seulement difficile dans le contexte de la mondialisation des marchés, mais ne serait même pas souhaitable. « Ça forcerait nos agriculteurs à réserver une plus grande part de leur production au marché local, pour répondre à la demande des consommateurs québécois, dit-il. Or, les revenus tirés des exportations sont souvent plus importants. »

« Les revenus au kilo générés par l’exportation de la viande de porc sont supérieurs à ceux tirés des ventes locales — jusqu’à 3,22 $ contre environ 2,00 $, dit Richelle Fortin, économiste à la Fédération des producteurs de porcs du Québec. En réduisant les exportations, on affaiblirait nos entreprises, qui deviendraient moins aptes à affronter la concurrence étrangère. »

D’autre part, on peut imaginer ce qu’il adviendrait si les habitants du reste de la planète décidaient eux aussi de ne manger que des aliments locaux : des pans entiers de l’agroalimentaire québécois seraient menacés. En 2006, le Québec a exporté pour 3,83 milliards de dollars de produits alimentaires. Si le Japon n’importait plus de porc du Québec, par exemple, 4 000 travailleurs se retrouveraient au chômage et l’industrie porcine essuierait un manque à gagner de 304 millions de dollars. Même scénario pour nos autres exportations. L’an dernier, si les Américains avaient décidé de fermer la porte aux importations de crabe des neiges, l’industrie québécoise de la pêche aurait subi des pertes de 67 millions de dollars et des milliers d’emplois auraient été perdus.

Dans ces conditions, le mouvement de l’alimentation locale semble voué à n’avoir qu’une portée limitée et à rester marginal. D’autant plus que, selon le Conseil canadien de la distribution alimentaire, plus de 75 % de la population achète ses aliments dans les supermarchés appartenant à Metro, Loblaws-Provigo ou Sobeys-IGA. Et les aliments du Québec y comptent à peine pour 50 % de l’offre.



Ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas faire des choix éclairés à l’épicerie. Autrefois, le Québec importait surtout ce qu’il ne produisait pas localement — le thé, le café, le cacao, les agrumes, le riz, les épices… L’hiver, le choix de fruits et de légumes était limité. Mais le secteur alimentaire, sous l’effet de la mondialisation, peut maintenant répondre à toutes les envies des consommateurs. « Les gens qui aiment les pommes fermes et croquantes, par exemple, achètent la granny smith ou la fuji, deux variétés qui ne poussent pas au Québec », commente Pascal Van Nieuwenhuyse, directeur des études économiques au ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec.

Avec ces approvisionnements massifs de l’étranger — 3,86 milliards de dollars en 2006 —, nous nous sommes habitués à manger des fruits et des légumes frais à longueur d’année. « On a perdu la notion de saison, déplore la nutritionniste Hélène Laurendeau. Bien des gens ignorent à quel moment c’est le temps des asperges… » Ils ne savent donc pas non plus quand les asperges viennent du Québec et quand elles ont fait le tour de la planète avant d’arriver sur les étalages...

Selon Gale West, spécialiste du comportement des consommateurs à l’égard des aliments, les Québécois privilégient l’achat de denrées fraîches, même si elles sont importées et que les légumes locaux surgelés sont, en réalité, plus frais. « Nos brocolis sont cultivés à Joliette et surgelés au maximum deux heures après la récolte », précise Daniel Vielfaure, vice-président directeur d’Aliments Carrière, dont l’usine de Bedford, en Montérégie, produit les légumes surgelés Arctic Garden. Les brocolis du Mexique, rappelle-t-il, mettent six ou sept jours avant d’arriver au Québec. Il faut ensuite les distribuer dans les épiceries. « Bref, les brocolis “ frais ” que l’on mange ont parfois été cueillis il y a 12 jours… »



Ceux qui pensent faire un choix plus écologique en optant pour les produits de l’agriculture biologique (sans pesticides, engrais chimiques ou antibiotiques) ont aussi une plus grande empreinte environnementale qu’ils ne croient. Ce qu’ils achètent a souvent accumulé pas mal de kilomètres alimentaires avant d’arriver ici. Sur 10 produits biologiques offerts dans les marchés d’alimentation québécois, 8 proviennent de l’étranger. « Les supermarchés exigent un approvisionnement constant toute l’année, ce que les producteurs maraîchers bio du Québec ne peuvent garantir », dit le cultivateur bio Ghislain Jutras, de Saint-François-Xavier-de-Brompton, qui enseigne l’agriculture biologique à l’Université Laval.

Les produits bio viennent donc de loin. De trop loin, selon Frédéric Paré, coordonnateur du programme Agriculture écologique du groupe environnemental Équiterre. « Nous savons qu’en moyenne les aliments parcourent 2 600 km avant de parvenir jusqu’à notre assiette, dit-il. Ce chiffre est encore plus élevé pour les aliments biologiques, justement parce que 80 % d’entre eux sont importés. »

Il y a 25 ans, lorsque l’agriculture biologique est née, le réchauffement de la planète ne faisait pas la une des journaux. Le bio était l’affaire de quelques marginaux en réaction contre l’agriculture industrielle. Depuis, les aliments biologiques ont fait leur chemin jusqu’aux étalages des supermarchés… Dans la minuscule section des aliments biologiques d’un Metro, les clients font, souvent sans le savoir, un véritable tour du monde : croustilles bio de Colombie-Britannique, riz au jasmin bio de Thaïlande, pois chiches bio de Turquie, fèves blanches bio de Chine, sucre de canne bio d’Argentine, bouillon de légumes bio d’Autriche… « Regarde ! me lance, mi-amusée, mi-stupéfaite, Hélène Laurendeau, qui m’accompagne dans les allées. Des “ Pop-Tarts ” bio ! »

Ces pâtisseries aux pommes et à la cannelle, fabriquées à Vancouver par l’entreprise Nature’s Path, ont parcouru 5 000 km avant d’arriver ici. Le transport par camion d’une tonne de ces « Pop-Tarts » bio jusqu’à Montréal génère plus de 570 kilos de gaz à effet de serre. « Il faut près de deux mois à un hectare de forêt boréale pour réabsorber tout ce CO2. Cela représente huit piscines olympiques mises bout à bout ! » dit le forestier Fabrice Lantheaume, spécialiste en certification des forêts dans le monde entier.



On comprend donc l’intérêt des écolos pour les produits locaux. Préférablement biologiques, mais plus nécessairement. « C’est une voie à suivre pour lutter contre les changements climatiques », dit Frédéric Paré. Et s’il devait choisir entre une pomme bio d’Afrique du Sud et une bonne vieille pomme de Rougemont ? Il croquerait dans celle cueillie en Montérégie. Malgré les pesticides…

Fort heureusement, nous n’avons pas à choisir entre notre santé et celle de l’environnement. Il ne faudrait pas non plus perdre de vue que la notion de kilomètre alimentaire ne représente qu’une partie de l’incidence d’un aliment sur la nature, comme l’explique Corinne Gendron, titulaire de la chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l’UQAM. « On doit considérer l’ensemble du cycle de vie de l’aliment, c’est-à-dire la façon dont il est cultivé, emballé et transporté, s’il a nécessité l’usage de pesticides, si on pourra le composter, en recycler l’emballage, etc. »

Certains lobbys de producteurs québécois voudraient bien profiter du mouvement de l’alimentation locale pour mieux protéger les intérêts de leurs membres. Il faut dire que l’économie agricole du Québec est frappée de plein fouet par la concurrence étrangère. Dans les grandes chaînes de la province, la part des produits québécois diminue d’année en année depuis 2002. En 2004, elle n’était plus que de 50,7 %. L’Union des producteurs agricoles (UPA) s’inquiète. « L’accès des produits locaux aux supermarchés est l’un des enjeux que nous défendons, dit Isabelle Gagné, de la Direction de la commercialisation de l’UPA. On constate que nos efforts pour l’augmenter sont vains et qu’il faut poursuivre le travail. » D’ailleurs, l’UPA réfléchit en ce moment aux pistes de solutions qu’elle proposera lors du passage à Montréal de la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, au début du mois de septembre prochain.

Dans le secteur des fruits et légumes en conserve et surgelés, « c’est la catastrophe », lance Gilles McDuff, directeur général de la Fédération québécoise des producteurs de fruits et légumes de transformation. « En deux ans, le tiers de nos revenus se sont envolés pour l’Inde et la Chine », ajoute-t-il. Il exhorte les consommateurs à laisser sur les rayons les légumes en conserve qui viennent de l’étranger.



Depuis 2005, trois des neuf usines québécoises de transformation de concombres et de haricots ont mis la clef sous la porte. D’autres cultures, comme celles de l’asperge, du brocoli et du chou-fleur, sont en sursis. Cela représente des pertes de sept millions de dollars pour l’industrie alimentaire québécoise. Et 75 agriculteurs sur la paille.

« Le déplacement de la production alimentaire vers les pays où les salaires sont les moins élevés nous fait très mal », tonne Maxime Laplante, président de l’Union paysanne. Déjà qu’au Québec l’agriculture est en piteux état, selon lui. « Chaque année, 700 fermes disparaissent », dit-il. Il accuse entre autres la mondialisation, mais surtout les nombreux obstacles qui freinent l’émergence d’une relève agricole.

Le géographe Pierre Desrochers, chercheur associé à l’Institut économique de Montréal, en vient à se demander si le Québec, à cause de son climat nordique, ne devrait pas reconsidérer son implication dans l’agroalimentaire. « Il est difficile de concurrencer la Chine, par exemple, qui réussit à faire trois récoltes de légumes par année ! » dit-il.

Devant une situation aussi difficile, il ne serait pas étonnant que les partisans du protectionnisme tentent de faire jouer le mouvement d’alimentation locale en leur faveur. Déjà, Maxime Laplante ne réclame rien de moins qu’un contrôle plus serré des frontières, de façon à limiter l’accès des denrées importées au marché local — à plus forte raison lorsque les mêmes denrées sont également produites ici. Selon lui, on devrait aussi interdire qu’un aliment importé soit vendu moins cher que le même aliment produit localement, comme cela arrive parfois.



Mais le protectionnisme pénalise davantage les marchés locaux que les marchés extérieurs, estime Pierre Desrochers. « Empêcher les pommes de l’État de Washington d’entrer au pays punit les centaines de milliers de consommateurs qui les mangent, dit-il. Et ce, afin de satisfaire des producteurs plaignards, incapables de faire face à la concurrence. » Il signale qu’il serait illogique, après avoir tant protesté contre les Américains qui ont imposé des tarifs sur notre bois d’œuvre, de les imiter pour les aliments. « En fin de compte, dit-il, laissons donc les Québécois décider eux-mêmes ce qu’ils veulent manger. »

« Le client est roi, insiste Daniel Vielfaure, d’Aliments Carrière. Si celui-ci cesse d’acheter les asperges du Pérou, les carottes de Belgique et les cornichons de l’Inde, les supermarchés vont les retirer de leurs étalages. »

Les consommateurs qui veulent se convertir à l’alimentation locale n’auraient donc qu’à lire les étiquettes ? Un défi ! Sur les étagères, on trouve des pots d’olives qui portent la mention « Produit du Canada ». Les épiceries vendent aussi des légumes en conserve importés d’Asie, de catégorie « Canada de fantaisie » ou « Canada de choix » — deux expressions créées par l’Agence canadienne d’inspection des aliments et qui ne concernent que la qualité du produit. Pas sa provenance ! Les frigos des supermarchés, de leur côté, sont remplis de jus de fruits tropicaux « québécois »…

« Nous remettons à jour notre base de données de produits québécois », dit Lyne Gagné, directrice générale d’Aliments du Québec. Cet organisme voué à la promotion des produits agroalimentaires québécois en a établi une liste assez complète, que l’on peut consulter dans le site www.alimentsduquebec.com. « Dès l’automne prochain, promet-elle, une distinction claire sera faite entre un aliment du Québec et un aliment préparé au Québec. »

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